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Il s’avéra plus tard, ce qui augmenta considérablement ses mérites, que l’homme à la longue cape noire grelottait de fièvre après un long voyage qui l’amenait des champs de bataille du Nord.

S’immobilisant, les quatre assassins, surpris, avaient regardé le nouvel arrivant.

— Nous allons saigner le porc italien ! avait lancé l’un d’eux.

Un autre, d’un ton joyeux, demanda :

— Es-tu des nôtres, camarade ?

Mazarin, qui se savait impopulaire parce que incompris, ne doutait pas que l’inconnu surgi par hasard se joindrait à cette racaille.

Presque résigné, il vit l’homme faire tournoyer sa longue cape noire et ôter avec beaucoup d’élégance son feutre marine orné de plumes d’un blanc immaculé et d’un rouge couleur de sang avant de porter la main à son épée.

Quelque chose intriguait chez le nouveau venu. Il se dégageait de lui une impression de force redoutable, un charme étrange et, a contrario, il engendrait une crainte indéfinissable.

Mais qu’en pouvait-on dire ?

Un homme de haute taille, aux larges épaules et au torse puissant. Les cheveux déjà grisonnants, devenus plus rares au-dessus du front et simplement tirés en arrière en catogan. Un visage aux joues creuses, aux pommettes saillantes. Visage rendu plus inquiétant encore par des yeux très noirs, très fixes. Un regard d’une dureté qui inspirait la crainte.

Mais, décidément, chez cet homme de contrastes, rien ne semblait acquis puisqu’un sourire, à peine ébauché mais des plus charmants, atténua l’impression première.

Et, derrière le sourire, lorsqu’il parla, des dents très blanches qu’on eût dit d’un tout jeune homme avec cette curiosité en la mâchoire supérieure des deux dents du milieu très écartées, rareté que les superstitieux appellent « dents du bonheur ».

L’inconnu, l’épée à la main, fit face aux quatre agresseurs :

— Messieurs les assassins, quatre contre un cardinal désarmé et un vieux curé, l’honneur n’y trouve point son compte.

Celui qui faisait figure de chef pâlit et s’emporta :

— Imbécile, de quoi te mêles-tu ?… C’est là le Mazarin qui baise notre reine. Il l’a envoûtée avec sa queue et nous allons la lui couper.

— Quelle drôle d’idée ! constata sobrement l’inconnu en balayant l’air devant lui d’un coup d’épée.

Pas n’importe quel coup d’épée.

Le geste avait été extraordinairement rapide, précis, maîtrisé. Tout, de la force du bras à la souplesse du poignet, indiquait un redoutable duelliste et si, pour les tueurs, l’issue de l’affaire ne paraissait point compromise pour autant, il apparaissait à présent qu’il faudrait passer sur le corps de cet empêcheur d’assassiner en paix un Premier ministre.

Dans une ultime tentative d’intimidation, le chef des quatre hommes demanda :

— Nous avons le droit de savoir qui nous allons tuer ?

Une lueur joyeuse dansa un instant dans le regard sombre et fiévreux de l’inconnu :

— Vous allez tuer Loup de Pomonne, comte de Nissac… Ou Mort-Dieu, c’est lui qui vous tuera !

Le cardinal reprenait espoir. Un espoir mesuré : à un contre quatre, le pari semblait risqué.

Mais, dans le même temps, sa prodigieuse mémoire se mettait en marche car ce nom ne lui était pas inconnu…

Nissac !… Loup de Pomonne, comte de Nissac ! Un lieutenant-général d’artillerie. Mais à Lens, pour sauver ses canons menacés par l’infanterie espagnole, c’est l’épée à la main qu’il s’était couvert de gloire !

Loup de Pomonne, comte de Nissac !

Une très ancienne et très haute noblesse, ombrageuse, qui ne fréquentait point la Cour et vivait dans son rude château médiéval, face à la mer, tout là-bas, en terre de Normandie, près de Saint-Vaast-La-Hougue et Barfleur.

Absolument ! Une longue lignée de glorieux marins, la plupart disparus en mer ou tués au combat. Un ou deux amiraux, un grand-père refusant de quitter son navire matraqué de tous côtés par les canons de la flotte anglo-hollandaise qui avait détruit l’escadre de Tourville à une ou deux lieues du château natal, presque sous les yeux de son épouse.

Mazarin se souvenait de cette histoire légendaire qui fit beaucoup pleurer les dames de la Cour. Le comte de Nissac, seul à son bord sur son bateau fou, le sabre à la main, disparaissant dans les flammes et les gerbes d’écume au cri de « Merde à l’Angleterre ! » sous les yeux de sa très jeune femme.

Et un père qui avait sombré avec sa frégate, le Dragon Vert, au large des Indes orientales. La mère de Loup de Nissac en était morte de chagrin et, au petit garçon de dix ans bientôt orphelin, elle avait fait jurer de ne jamais servir le roi sur un navire.

Promesse tenue, l’héritier des redoutables marins était devenu général d’artillerie.

Mais il se prénommait « Loup », comme ces animaux aux oreilles toujours droites qui savent faire face pour mourir.

Le cardinal se sentit tout aise, brusquement. Peut-être son défenseur mordrait-il la poussière, le corps percé de tous côtés, mais la beauté y trouverait sa part.

Que le dernier seigneur de Nissac, actuellement sans descendants, risquât sa vie pour lui, voilà qui réconciliait Mazarin avec la noblesse, la vraie, la noblesse d’épée remontant à Saint Louis, qui servait avec courage, évitait la futilité de la Cour, ne savait point danser le menuet ou le passe-pieds mais n’ignorait rien de l’honneur depuis longtemps déjà.

Le combat s’engagea.

Si l’on peut dire ainsi car, détendant simplement le bras, Nissac avait déjà tué un homme. En garde à nouveau, le bras qui se détend en se jouant de la garde adverse, et un second agresseur s’effondrait.

Oubliant que sa vie dépendait de l’issue du combat, le cardinal observait avec grande fascination les façons de monsieur de Nissac. Pour ce qu’il en savait, il y avait là quelque archaïsme et sans doute un côté maniériste. Nissac se battait à l’ancienne, comme au temps du roi Henri le quatrième mais son secret ne ressemblait à rien de connu. C’est en s’ouvrant au combat, qu’il tuait. En quelques secondes, et toujours de semblable façon, frappant d’estoc, la pointe de l’épée longue et fine touchant la carotide de l’adversaire.

Mais d’adversaires, on n’en voyait point. Seuls quatre cadavres dans de larges flaques de sang jonchaient les dalles froides du Palais-Royal.

Déjà, le comte de Nissac remettait l’épée en son fourreau et, se baissant, ramassait sa cape noire et son chapeau marine à plumes blanches et rouges.

Ému, le cardinal donna l’accolade au comte et, le regardant droit dans les yeux :

— Demandez, monsieur, il sera fait selon votre désir.

Le comte de Nissac esquissa un sourire poli.

— Votre Éminence… J’appartiens à l’armée de monsieur le prince de Condé et venais à sa demande faire rapport sur la situation de…

Il hésita, comme si sa réponse lui semblait sans rapport avec la situation, puis acheva :

— … l’artillerie royale.

— J’entends bien, comte, mais ce n’est point là ce que je vous demande. Que voulez-vous ?

— Je ne veux rien, votre Éminence.

Incrédule, Mazarin l’observa.

— Comment ? Risquant la vôtre, vous sauvez la vie de l’homme le plus haï du royaume, là où tant d’autres se seraient joints aux assassins, et vous ne demandez rien ?

Depuis quelques instants, le comte de Nissac, les yeux baissés et l’air tourmenté, caressait les jolies plumes rouges et blanches de son chapeau marine.

Lorsqu’il leva les yeux, ceux-ci parurent bien sombres au cardinal qui, s’y connaissant en hommes, sentait chez son sauveur sourde colère qui montait à grande vitesse.

Mais lorsqu’il parla, la voix fut calme et le cardinal admira, chez Nissac, cette manière de dominer ses sentiments.

— Votre Éminence comprendra sans doute que j’ai satisfait aux exigences de l’honneur, et au goût de la justice. Dès alors, nous pourrions tomber d’accord pour admettre que mon comportement, loin d’être de quelque façon remarquable, relève du plus grand naturel chez un gentilhomme…

Il hésita et reprit :

— Ou chez n’importe quel homme.

La remarque frappa le cardinal en ce qu’elle lui sembla tout à fait inhabituelle pour un noble, à moins qu’il ne fût philosophe.

Mais, déjà, Nissac reprenait, implacable :

— Si Votre Éminence récompense de quelque façon le naturel, où trouvera-t-elle suffisamment de trésors pour combler ceux qui se dépassent ?

Mazarin s’aperçut que Nissac chancelait légèrement.

— Êtes-vous blessé, comte ?

L’autre eut un pâle sourire.

— Le voyage depuis les armées fut long, et je me crois atteint de dysenterie.

— Je vais vous faire soigner !

— Non point, Votre Éminence. Mon officier d’escorte, le lieutenant Sébastien de Frontignac, y a pourvu.

Il montra une boîte de vermeil et reprit :

— J’ai besoin de sommeil, dès que j’aurai rendu compte à monsieur le prince de Condé.

Intrigué, Mazarin demanda :

— Et qu’est-ce que votre officier d’escorte a caché dans cette boîte mystérieuse ?

Le comte de Nissac eut un franc sourire qui le rajeunissait et, outre la reconnaissance, lui valut sur l’instant et à jamais la sympathie du Premier ministre :

— Du sang de lièvre séché au soleil en un mélange de vin vermeil à quoi s’ajoute… que Votre Éminence veuille bien me pardonner… de la fiente de chien qui trois jours durant n’a rongé que des os. Je dois boire ce mélange en le même temps que je verse en ma bouche contenu d’une fiole de lait qu’on fit bouillir puis refroidir et bouillir de nouveau en y jetant cailloux de rivière fort échauffés à feu ardent.

Il hésita un instant et continua, toujours souriant :

— Deux fois par jour, matin et soir.

Le cardinal, proche du fou rire, lança :

— Mais votre homme est un sorcier ! Et de la pire espèce qu’on vit jamais !

— Il fréquente l’église avec piété mais en ces choses, il est assez surprenant ! répondit Nissac en riant.

— Et vous y croyez ?

— Cet homme fait des merveilles, Votre Éminence.

— Soignez-vous vite, comte de Nissac, ainsi… ou autrement. Et ne repartez point à la guerre sans me venir voir.

Pourtant, le comte était reparti aux armées sans faire ses adieux au cardinal, attitude que celui-ci attribua à la pudeur de son sauveur, et qu’il respecta.

Mais, aujourd’hui, les choses prenaient tournures mauvaises et c’est aux armées que le cardinal avait fait chercher le comte de Nissac.

Au reste, on l’attendait d’un instant à l’autre, Mazarin ayant désigné le marquis d’Almaric pour lui ouvrir la route.

Les foulards rouges
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